Julien Green – Léviathan

(Roman / 1929)

Couverture du roman Léviathan de Julien Green

Précepteur mal marié, installé depuis peu en province, Paul Guéret tombe amoureux d’une jeune et belle blanchisseuse, Angèle, et traîne son désespoir entre Chanteilles et la ville voisine de Lorges, où Mme Londe tient un restaurant et des clients sous sa coupe.

Commentaire

« Léviathan » de Julien Green ressemble à du Balzac déprimé s’intéressant aux vies ratées de petites gens de province.

« Léviathan » est un roman admirablement construit, oppressant, sombre, pessimiste, écrit d’une magnifique plume dans un style d’une autre époque. Les personnages sont superbement décrits, leur psychologie décortiquée de manière minutieuse et approfondie. L’atmosphère glauque est bien rendue.

Guéret est malheureux. Il a du mal à entrevoir une lueur d’espoir dans sa vie terne et médiocre. La communication n’étant pas son fort, il peine à nouer des relations, à partager ses angoisses, à dire ce qu’il a sur le cœur. Il est follement amoureux aussi, mais pas de sa femme. Les autres personnages ne sont guère davantage à la fête. Ils vivent tous un enfer, chacun à sa façon. Julien Green n’y va pas de main morte dans ce drame épouvantable à faire frémir, entre amour impossible, prostitution, pédophilie, asservissement, agression, meurtre, rêves avortés et constat de l’inéluctable vacuité de l’existence.

Une fois plongé dans la détresse de Paul Guéret, dans les aspirations d’Angèle, dans les esprits troubles de Mme Londe et de Mme Grosgeorges, dans les démons des uns et des autres, j’ai eu du mal à lâcher le livre avant d’avoir lu la dernière page. J’ai adoré l’histoire et les personnages. Et j’ai adoré l’écriture de Julien Green, riche, précise, classique. Un roman noir exceptionnel.

Extraits

Ce besoin de se sentir entourée, de voir les visages sourire à son approche, les mains se tendre, elle l’avait eu depuis longtemps, comme tous les êtres que leurs jolies figures a accoutumés à la bienveillance et aux compliments de tous. Sans doute n’ignorait-elle pas qu’on la jugeait durement et que plusieurs des personnes qui lui parlaient avec douceur, lorsqu’elle les rencontrait, ne se faisaient pas faute de la rudoyer dans leurs conversations entre elles, mais cela lui était à peu près égal. Un extérieur de cordialité lui suffisait. (p.102)

 Pourtant on ne sait jamais ; le monde est si adroit dès qu’il s’agit de nuire aux honnêtes gens. (p.186)

 Je souhaite, comme tout le monde, être parfaitement heureux ; mais, comme pour tout le monde, il faut que ce soit à ma propre façon. (p.93)

 « Comment vivent les autres ? se demandait-elle souvent. Comment font-ils pour aller de semaine en semaine jusqu’à la fin de l’année ? »
Elle s’irritait de cette sorte de voyage à travers le temps qu’elle était contrainte d’accomplir. Où la menait-il ? Vers quelle joie ? Quelle compensation lui ferait oublier sa fatigue ? Jamais la foi n’avait eu de prise sur cette femme à qui toutes les religions paraissaient également fausses, puisque aucune d’elle ne pouvait lui expliquer pourquoi on la faisait vivre et pourquoi, cette vie lui étant donnée, le jour devait venir où elle en serait privée. (p.197)

 Sa raison avait beau lui dire qu’elle perdrait son temps : de quel secours la raison était-elle jamais dans les grands moments de la vie ? (p.241)

L’auteur et son œuvre

Julien Green est né Julian Hartridge Green le 6 septembre 1900 à Paris, de parents américains. Cet écrivain américain de langue française a été le premier étranger élu membre de l’Académie française, le 3 juin 1971. Il est considéré comme un écrivain majeur de la littérature française du 20e siècle. Il est décédé le 13 août 1998 à Paris.

L’œuvre de Julien Green, marquée par sa foi catholique et son homosexualité, interroge souvent sur les notions de bien et de mal. Outre ses romans les plus célèbres, « Mont-Cinère », « Adrienne Mesurat » et « Léviathan », il est connu pour son « Journal », publié en 19 volumes, qui couvre de 1919 à 1998. Il a écrit une vingtaine de romans, des nouvelles, six pièces de théâtre, des autobiographies et des essais.

Une constante dans les quatre romans que j’ai lus de cet auteur d’une lucidité parfois presque effrayante : ses personnages sont incapables de trouver le bonheur et s’en rendent compte. Pire, ils ne comprennent souvent pas eux-mêmes pourquoi ils sont malheureux, pourquoi ils ont l’impression d’être nulle part à leur place dans la société. Torturés par des conflits intérieurs qui les dépassent, par des sentiments qui les détruisent, ils risquent à chaque instant de perdre la raison.

Un auteur captivant, à découvrir ou redécouvrir.

Mon Julien Green ++

Léviathan a été ma première expérience dans l’univers de Julien Green. J’en suis ressorti tourneboulé, avec une grosse envie d’en connaître davantage sur cet auteur. J’ai enchaîné avec les trois autres romans décrits ci-dessous.

Mont-Cinère

(1926)

En Virginie, trois générations de femmes vivent à Mont-Cinère, une grande maison isolée. La mère, maîtresse de maison avare, économise le moindre argent et notamment le bois de chauffe, ce qui rend la maison aussi froide en température qu’elle ne l’est en amour. La grand-mère a peur que sa fille ne l’empoisonne, pour dépenser moins d’argent en nourriture et en chauffage. La fille, Emily, laide et solitaire, craint que sa mère ne vende des meubles, de la vaisselle ou des objets décoratifs ayant appartenu à son père et qui lui reviendraient donc de droit un jour. Elle ne rêve que d’hériter de la propriété pour lui rendre son faste d’antan et y vivre à sa guise, sans devoir rogner continuellement sur tout.

Julien Green frappe très fort avec ce premier roman. « Mont-Cinère » déroule avec précision les obsessions maladives de trois femmes qui les éloignent peu à peu les unes des autres et les coupent de la réalité. Emily, la plus jeune, tentera de trouver du secours à l’extérieur de la famille, espérant que Dieu ou les hommes l’empêcheront de glisser vers la folie.

Ce thriller psychologique d’une autre époque dépeint trois personnages détestables qui se détestent, incapables de communiquer, obnubilés par les biens. Passionnant.

Le style relevé, rigoureux et tellement plaisant de Julien Green est déjà en place dans « Mont-Cinère », ce qui rend la lecture de ce roman noir d’autant plus agréable.

Adrienne Mesurat

(1927)

Dans la morne petite ville de La Tour-L’Evêque, la belle Adrienne Mesurat, dix-huit ans, dépérit entre un vieux père autoritaire et engoncé dans une routine aveugle et une sœur plus âgée, aigrie et malade. Une existence sans espoir, comme cet amour impossible auquel elle se raccroche pour ne pas sombrer.

Le style classique et impeccable de Julien Green mis au service de l’histoire d’Adrienne Mesurat. Cette jeune femme malheureuse se sent prisonnière dans une famille étroite d’esprit, incomprise dans une maison privée de sentiments, surveillée du matin au soir. Sa vie lui semble être un cauchemar sans fin. La folie la guette. Julien Green décortique chirurgicalement la descente aux enfers de son héroïne. Il y a toujours du Balzac dans sa plume soignée, mais aussi du Flaubert dans les traits et le destin d’Adrienne, en plus oppressant, plus déprimant. Roman noir. Roman psychologique. Roman tragique. Roman envoûtant. « Adrienne Mesurat » est souvent considéré comme le chef d’œuvre de l’auteur. Roman que j’ai apprécié et que je conseille vivement au même titre que les autres romans décrits dans cet article.

Extraits

Il fallait la regarder quelque temps pour s’apercevoir qu’elle était belle. (p.31)

 C’est un fait souvent observé que le monde, l’humanité tout entière cesse de se développer et de changer aux yeux des vieillards. (p.48)

 Le cœur humain est ainsi fait. Il laisse s’écouler de longues années et ne songe pas un instant à se mutiner contre son sort, puis il vient un moment où il sent tout d’un coup qu’il n’en peut plus et qu’il faut tout changer dans l’heure même et il craint de tout perdre s’il diffère d’un seul jour cette entreprise dont la veille encore il n’avait pas l’idée. (p.130)

 Si j’étais vous

(1947)

Qui n’a rêvé d’échapper à un « moi » trop connu, et le plus souvent inconfortable, pour entrer dans la peau d’un autre qu’on imagine forcément plus fort et plus heureux ? Ce pouvoir est donné à Fabien. (début de la quatrième de couverture).

Julien Green nous offre une incursion dans le fantastique.

Un soir de pluie, le chemin de Fabien Especel croise celui d’un vieillard étrange, Brittomart, qui lui propose d’exaucer un de ses souhaits secrets : changer d’identité, vivre la vie de quelqu’un d’autre, sauter de corps en corps aussi souvent qu’il le désire. Fabien, la vingtaine, vivant seul, survivant grâce à un travail de bureau qui lui déplaît profondément, de santé fragile, finit par accepter. Mais au fil de sa quête, il se rend compte qu’il a du mal à trouver le bonheur recherché dans des existences qui paraissaient pourtant prometteuses. Il comprend que l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs.

Une intéressante réflexion sur l’éternelle insatisfaction de l’être humain de sa propre condition.

Un roman prenant, avec en prime toujours l’écriture élégante et travaillée de Julien Green.

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